We design libre / open source fonts. Learn more and contribute to the adventure of Velvetyne by reading our “about” page.

À propos de l’ASCII art et de la Jgs font

This content exists in English

Introduction

Je suis Adel Faure, artiste ASCII au sein du groupe Mistigris et Textmode Friends. Jʼai été généreusement invité par Velvetyne à publier Jgs Font via leur fonderie. Jgs Font est une police de caractères que jʼai créée en hommage à lʼartiste Joan G. Stark et que jʼutilise pour faire de lʼart ASCII.

Dans cet article je contextualise ce quʼest lʼASCII art, qui est Joan G. Stark, ce que pourrait être «une histoire des arts en mode texte», ce que signifie lʼASCII art de nos jours, et ce que sont les spécificités de la Jgs Font.

Je tiens à remercier chaleureusement Heikki Lotvonen pour avoir partagé avec moi deux références iconographiques (The Printerʼs Grammar, John Smith, 1755 et Improvisation, Alfred P. Fluhr, fin XVIIIe) ainsi que pour son texte ASCII art : From a Commodity Into an Obscurity, qui mʼa beaucoup aidé.

Je remercie également Raphaël Bastide, Ève Gauthier et Vincent Maillard pour mʼavoir relu et aidé à écrire ce texte.

Enfin, un grand merci à Ariel Martín Pérez et Julien Imbert pour leur travail de correction et de finalisation du texte et à Ariel pour la traduction anglaise.

Bonne lecture !

LʼASCII Art cʼest quoi ?

image-1.png
Starry Night, Veni, Vidi, ASCII, 2020

Expliquer ce que signifie Art ASCII nʼest pas simple. Plutôt que de délimiter une pratique bien définie, lʼASCII Art vient brouiller une distinction commune entre texte et image dans le domaine artistique, et entre «interface graphique» et «mode texte» en informatique.

Au sens strict, lʼexpression désigne les images composées en utilisant les 128 caractères présents dans lʼAmerican Standard Code for Information Interchange (abrégé ASCII). Bien que les termes «Text Art» ou «Textmode Art» soient aussi employés, «ASCII Art» ou plus simplement «ASCII» est devenu une manière de décrire toute image produite à lʼaide dʼéléments typographiques. En 1999, dans The History of ASCII (text) Art, Joan G. Stark décrit lʼASCII de la manière suivante :

Ce sont des «éléments graphiques non-graphiques». Leur palette se limite aux symboles et caractères qui sont disponibles sur votre clavier dʼordinateur. [1]

image-2.png
Un autoportrait de Joan G. Stark accompagné de sa signature standard
 

Joan G. Stark, aussi connue sous les noms de jgs ou Spunk, est probablement lʼASCII artiste la plus populaire et prolifique des années ʼ90 et 2000, laissant une très forte empreinte sur les pratiques et les esthétiques amatrices dʼinternet. Stark commence à faire de lʼASCII art en 1995 au sein du newsgroup <alt.ascii-art> de USENET. Passionnée de folklore et dʼart populaire, elle sʼattache à représenter dans un mode «line-style» (que lʼon pourrait rapprocher de ce que la ligne claire est à la bande dessinée) dʼinnombrables créatures mythologiques, animaux, éléments de paysage, objets et scènes du quotidien. Elle publie lʼensemble de ses dessins ainsi que des textes sur lʼASCII, sa pratique et son histoire, sur son site www.ascii-art.com. Bien quʼil soit aujourdʼhui hors-ligne, on le trouve archivé sur de nombreuses adresses comme celle-ci.

Sa définition de lʼASCII comme «éléments graphiques non-graphiques» joue sur la polysémie du terme anglais «graphic», qui signifie soit «objet figuratif», soit «élément dʼune interface graphique». À lʼépoque où Stark écrit, les premiers réseaux sociaux électroniques (Usenet, BBS, Minitel, Ceefax, etc.), encore très populaires à lʼépoque, fonctionnent «en mode texte». Ils présentent des interfaces dans lesquelles lʼécran est comme un quadrillage dont chaque case permet dʼafficher un glyphe. Tandis que ces dernières disparaissent progressivement au profit des interfaces graphiques, Stark souligne avec ironie le caractère nouvellement singulier de lʼASCII art : des éléments graphiques au sein dʼenvironnements textuels.

Tout en assumant sa complexité, Stark ramène la pratique de lʼASCII à une chose très simple : il sʼagit pour le créateur de dessiner avec les possibilités tapuscrites que lui offrent sa machine. «Leur palette se limite aux symboles et caractères que votre clavier dʼordinateur vous permet dʼutiliser». Partant de ce principe, il faut imaginer que chaque système associé à un clavier mène à un ASCII différent. Cʼest ainsi que nous trouvons des termes comme le PETSCII associé au Commodore PET/CBM, lʼANSI avec les BBS (Bulletin Board Systems), lʼATASCII avec Atari, le Shift-JIS avec le mode Katakana des claviers japonais, le Teletext pour le Videotext (Prestel, Minitel). Dans cette galaxie, lʼexpression «ASCII» désigne plus spécifiquement le style Amiga (oldschool et newschool) ou le style Usenet (line-style et solid-style). Chacun de ces ASCII ayant sa propre scène, avec ses groupes, ses artistes et parfois même sa propre plateforme de publication.

Quelques exemples 

De la même manière que chaque système peut posséder son ASCII art spécifique, chaque style a sa propre origine, pratique et histoire.

Le jeu de caractères PETSCII, dessiné en grande partie par Chuck Peddle, le designer du Commodore PET, et par Leonard Tramiel (fils de Jack Tramiel, fondateur de Commodore International), inclut des trames et des formes géométriques, ce qui facilite la création de jeux sur un système strictement limité à un affichage en mode texte.

image-3.png
Joust, The Code Works, 1980, Commodore PET/CBM, image dʼun jeu composé de caractères PETSCII

Dans ASCII art : From a Commodity Into an Obscurity, Heikki Lotvonen rappelle le rôle social de lʼASCII art dans la scène ANSI émergente. Des utilisateurs·ices qui nʼétaient pas des hackers mais qui étaient doué·es en art ASCII pouvaient obtenir lʼaccès à des contenus de BBS pirates en échange de leurs illustrations. [2]

image-4.png
Menu de statistiques BBS, Sole Assassin, 1994, capture dʼécran dʼune page dʼun BBS composé de caractères ANSI

Du fait quʼil est très simple de le reproduire et de le modifier (par copier-coller), LʼASCII était le moyen de prédilection pour afficher des mèmes sur les premiers réseaux de forums, notamment visible dans lʼimmense archive de www.asciiartfarts.com (archivé) (qui contient malheureusement de très nombreux exemples de contenus homophobes, misogynes et/ou racistes).

image-15.png
MEMENTS, 2006, ASCII art

Certains des personnages populaires dʼinternet viennent spécifiquement de lʼASCII art. Cʼest le cas par exemple de «Kuma» (plus tard connu sous le nom de Pedobear) ou de «Domo», dont la forme et les postures particulières tirent leur origine de SHIFT-JIS partagées sur 2chan.

image.gif
Le «Kuma» originel de 2chan (trouvé sur www.knowyourmeme.com) et son équivalent contemporain
image-1.gif
Compilation de personnages 2chan (trouvé sur www.outsiderjapan.pbworks.com) et une peluche du personnage «Domo»

Une histoire des arts en mode texte

À la fin des années 2000, lʼUnicode devient le standard international et universel pour lʼencodage informatique des caractères, rendant de ce fait obsolète les spécificités techniques liées à lʼASCII, lʼANSI, lʼATASCII, le PETSCII, le SHIFT-JIS, etc. En conséquence, tandis que lʼémulation dʼanciens systèmes et lʼapplication stricte de leurs standards fait partie intégrante des pratiques de scènes ASCII contemporaines, il est devenu clair pour de nombreux artistes que lʼASCII est une pratique qui sʼaffranchit des spécificités techniques de telle ou telle machine — certains dʼentre eux préfèrant de fait user du terme «Textmode Art», soit «art en mode texte» comme le suggère le nom du groupe «Textmode Friends».

Ce positionnement rejoins lʼapproche de Stark : une pratique de lʼart ASCII qui ne repose pas fondamentalement sur les différents système dʼencodage mais sur la possibilité de créer avec toute forme issue de la mécanisation du texte. De fait, au-delà de lʼinformatique, partout où se sont imposées les contraintes du texte mécanisé, on peut retrouver des formes dʼart en mode texte, des formes dʼASCII.

Dans Neither Good, Fast, Nor Cheap: Challenges of Early Arabic Letterpress Printing, Hala Auji décrit comment les imprimeurs des premières presses du Moyen-Orient contournent les limites de la composition au plomb pour produire des ornements.

Les manuscrits, par exemple, comportaient des enluminures à la manière de frontispices, appelés sarlawh ou ʼunwan. Ces derniers, souvent très élaborés, étaient colorés et dorés à la main afin dʼindiquer le début de chaque livre et des chapitres suivants […]. Pour rappeler ces motifs dans leurs livres imprimés, les employés de cette presse ont utilisé divers types dʼornements, ainsi que des signes de ponctuation, reproduisant de manière créative des compositions similaires. [3]

image.jpg
Page de_ Nasif al-Yaziji, Kitab Fasl al-Khitab fi Usul Lughat al-I‘rab_, Beirut: American Mission Press, 1836

Cette manière de détourner lʼart de la composition typographique pour produire des images nʼest pas rare dans le domaine de lʼimpression au plomb, qui devenait une nécessité quand les pièces venaient à manquer et un loisir pour les employé.es les plus passionnés.

image-1.jpg
Page de The Printerʼs Grammar, John Smith, 1755

Voici les adaptations qui sont parfois faites quand ni séparateur ni fleurons ne sont fournis pour habiller la première page dʼun ouvrage. Dans ce cas une règle double est souvent utilisée ; dʼautant plus quʼelle nous évite dʼimproviser des frontispices sans les pièces adéquates

image-2.jpg
Improvisation, Alfred P. Fluhr, fin XVIIIe

Une illustration improvisée créée par Alfred P. Fluhr, un apprenti de la Martin B. Brown Compagny, New York city, est reproduite. Le dessin fut élaboré à lʼaide de parenthèses et de règles dans une humeur espiègle durant les moments de pauses. De temps à autre, ce genre dʼexpérimentation peut aider à développer lʼhabilité de composition, mais cette tendance ne doit pas devenir une habitude. La composition concrète sera plus bénéfique à un garçon qui souhaite obtenir la qualification dʼimprimeur.

Certains imprimeurs, comme Albert Schiller, qui choisissent spécifiquement dʼexploiter ce type de méthodes pour produire des œuvres furent en quelque sorte les artistes ASCII de leur temps.

image-5.jpg
La Boutique dʼAntiquités, Albert Schiller, 1938

L’ASCII art est il une relique du passé ?

De la même manière que la généralisation des interfaces graphiques et lʼarrivée de lʼUnicode auraient pu envoyer aux oubliettes lʼart ASCII, lʼordinateur personnel aurait pu faire disparaître le dessin à la machine à écrire. Pourtant la pratique de cette dernière ne cesse dʼêtre revisitée. Ci-après un extrait de Bob Neillʼs book of typewriter dans lequel des images tapées à la machine à écrire sont accompagnées du protocole permettant de les reproduire, à la main ou à lʼaide dʼune machine. Ce livre, publié quelques années à peine avant le déclin rapide et la quasi-disparition de lʼusage des machines à écrire, supplantées par le clavier dʼordinateur et les logiciels de traitement de texte, vient en quelque sorte confirmer la survivance du médium machine à écrire avant même la réelle mise en obsolescence de cette dernière.

image-3.jpg
Kojak, page extraite de Bob Neillʼs book of typewriter art, Bob Neill, 1982

La popularité de lʼartiste James Cook est un bon exemple contemporain de cette survivance. Cook, pour le coup loin de la pratique de lʼinformatique, nous propose des œuvres à la machine à écrire directement réalisées devant le modèle, même en extérieur, à la manière dʼun peintre traditionnel.

image-4.jpg
James Cook, rendu en plein air, 2020, trouvé sur mymodernmet.com

Au travers de la longue histoire de la mécanisation du texte, malgré lʼobsolescence qui découle des processus dʼinnovations, les arts ASCII ont permis à de nombreuses machines oubliées, jugées inutiles, de ressurgir. Ils ont ainsi permis de révéler des spécificités formelles et culturelles impossibles à remplacer. Une manière, en quelque sorte, de prouver quʼun moyen technique ne peut jamais vraiment être réduit à lʼimpertinence ou à la nostalgie.

Lʼattrait de lʼASCII art ne réside peut-être pas dans son apparente nostalgie, mais plutôt dans ce quʼil représente : les idéaux du «cyber-espace». Il transmet la mémoire de nos réseaux avant lʼavènement dʼinternet, lorsque les industriels nʼavaient pas encore pris le contrôle denotre vie quotidienne en ligne, et que les communautés avaient encore le pouvoir de sʼauto-organiser. [4]

Jgs font : Une fonte monospace libre conçue pour dessiner. Faite en hommage à Joan G. Stark, pionnière de l’art ASCII

image-7.png

Lʼaspect des dessins en mode texte dépend largement de la fonte utilisée. Pour cette raison, lʼart ASCII est une affaire très typographique.

Les fontes les plus populaires auprès des artistes ASCII sont généralement celles livrées par défaut sur les systèmes classiques dits du «Legacy Computing». Cʼest le cas par exemple de la Monaco puis de la Menlo, pendant longtemps les monospaces par défaut de macOS, associées à lʼASCII «line style». Un autre cas emblématique est celui de la MS PGothic, police inséparable du style SHIFT-JIS, première fonte de Microsoft contenant les «CJK characters», cʼest à dire contenant des tables de caractères pour les langues chinoise, japonaise et coréenne.

Tout en étant très inspiré par le travail de Joan Stark qui dessinait avec des fontes Microsoft comme la Courier ou la FixedSys, jʼai débuté lʼASCII art en utilisant une adaptation TrueType de la TopazPlus, une fonte du Commodore 64. Cette adaptation est issue du projet Multi Platform Fonts In Amiga Aspect, créé par le groupe TrueSchool ascii en 2009. On y trouve les versions vectorielles des fontes les plus populaires de la scène Amiga. La majorité de ces fontes sont conçues par des artistes de la scène, comme la P0T-NOoDLE de Leo “Nudel” Davidson ou la MicroKnight dont lʼauteur·ice est inconnu·e.

image-8.png
Écran BBS, rendu avec MicroKnightPlus (Probablement AEROHOLiCS, 2o, 2009)

La TopazPlus, comme la plupart des fontes Amiga, possède des barres obliques qui se rejoignent dʼune ligne sur lʼautre, particularité au coeur de la fameuse commande BASIC «10 PRINT CHR$(205.5+RND(1)); : GOTO 10» permettant de dessiner un labyrinthe infini.

image-9.png
Résultat de la commande 10 PRINT CHR$(205.5+RND(1)); : GOTO 10 sur lʼAmiga Commodore 64

Cette particularité mʼa impressionné et jʼai vu dans cet effet de continuité lʼaccomplissement de mon intention graphique en tant quʼartiste ASCII. Jʼai alors cherché à dessiner un caractère dont lʼensemble des glyphes se rapprocherait le plus de cette intention.

image-10.png
Slanted City, Adel Faure, rendu avec Jgs Font

Jgs font est le résultat de cette recherche. Son aspect bitmap et ses formes accentuent lʼambiguïté entre texte et dessin. Les propriétés formelles des caractères ont été caricaturées en fonction de la manière dont les ASCII artistes les utilisent.

image-11.png
Aspect bitmap de Jgs Font

Il en résulte une police avec de nombreux glyphes qui se combinent, parfois dans toutes les directions. Celle-ci permet, par association de caractères, de produire des lignes continues, des courbes, des trames, des motifs, des niveaux de gris.

image-12.png
Jgs Font versus DejaVu Sans Mono

Lorsque ses caractères ne se combinent pas tout à fait, leur forme est faite pour entrer en correspondance à distance également.

image-13.png
Correspondances formelles de Jgs Font

Jgs Font contient les tables de caractère ASCII, Latin-1 Supplement ainsi que les glyphes présent dans la Code Page 437, utilisée pour lʼANSI art.

image-14.png
La table de caractère ASCII, Latin-1 Supplement et glyphes issus de la Code Page 437 de Jgs Font

Pour conclure, sachez que cette fonte est sous license libre. Vous êtes donc libre de la télécharger, la diffuser et même la modifier à condition dʼen citer lʼorigine. Jʼespère quʼelle vous permettera de bien vous amuser et de dessiner plein de belles choses !

  1. What is ASCII art ?, Joan G. Stark, 1998

  2. ASCII art: From a Commodity Into an Obscurity, Heikki Lotvonen, 2022

  3. Neither Good, Fast, Nor Cheap: Challenges of Early Arabic Letterpress Printing, Hala Auji, 2017

  4. ASCII art: From a Commodity Into an Obscurity, Heikki Lotvonen, 2022